Genèse 1,1 à 6,8
Dans
un couple comme dans toute relation humaine, chacun doit conserver et cultiver
sa différence.
Cette
première paracha décrit la création du monde en sept jours, se concluant par la
création d’Adam puis d’Eve.
Ces
derniers reçoivent l’ordre de ne pas manger du fruit de l’arbre de la
connaissance du Bien et du Mal, mais ils désobéissent et sont chassés du jardin
d’Eden.
CaĂŻn,
leur fils aîné, tue son frère Abel par jalousie.
Les
descendants du couple originel peuplent peu Ă peu la Terre.
Eloge de la controverse
La
pensée juive, pétrie de Talmud, aime les débats d’idées, les joutes verbales,
les controverses enflammées.
Dans
la littérature talmudique, chaque verset fait l’objet de lectures contradictoires
opposant Hillel Ă ChamaĂŻ, Rabbi YĂ©hochoua Ă Rabbi Eliezer ou encore Rabbi Akiva
à Rabbi Ichmaël.
Le
débat est fécond, il oblige chacun à affiner ses arguments, à approfondir son
point de vue singulier.
C’est
pourquoi l’étude traditionnelle des textes se fait généralement à deux.
Le
Talmud (traité Baba Metsia, p.84a) illustre cet amour du débat par l’anecdote
suivante :
Rabbi
Yo’hanan était le compagnon d’étude (et donc le contradicteur attitré) de Rech
Lakich. Mais ce dernier mourut, ce qui provoqua une terrible déprime chez Rabbi
Yo’hanan, désormais privé de son ami de toujours. Pour lui redonner le moral et
le goût de l’étude, les sages lui envoyèrent un érudit hors pair, véritable
puits de science en la personne de Rabbi Elazar ben PĂ©dat. Ce dernier se
présenta devant Rabbi Yo’hanan et l’étude commença. Dès que Rabbi Yo’hanan
exprimait un avis, Rabbi Elazar l’approuvait et apportait des preuves à l’appui
des dires de son nouveau compagnon. Mais Rabbi Yo’hanan en fut profondément
déçu. « Tu crois pouvoir te mesurer à Rech Lakich ? Lui, au moins, quand
j’avançais un argument, il savait me contredire en y opposant vingt-quatre
objections m’obligeant à trouver vingt-quatre réponses ! Ainsi, notre étude
était féconde ! Et toi, tu oses aller dans mon sens et me donner raison, comme
si je ne savais pas que mes affirmations étaient fondées ! ».
Alors
Rabbi Yo’hanan déchira ses vêtements en signe de deuil et hurla en pleurant : «
Rech Lakich où es-tu ? Rech Lakich où es-tu ? ». Son chagrin fut si violent qu’il
en perdit l’esprit. Les rabbins prièrent pour lui et il mourut ».
Le
Talmud conclut cet émouvant récit par la maxime suivante : « sans ami, mieux
vaut encore la mort ».
VoilĂ
une
définition originale de l’amitié : un véritable ami, ce n’est pas
quelqu’un qui ne fait que nous caresser dans le sens du poil et qui acquiesce Ă
toutes nos déclarations. Un ami, c’est surtout quelqu’un qui nous apporte la contradiction,
qui a le courage de nous dire ce que nous n’avons pas forcément envie
d’entendre.
Une aide contre lui
Mais
venons-en Ă notre paracha.
La
Torah nous raconte qu’Adam, le premier homme, est d’abord créé seul.
Puis,
D.ieu proclame :
«
Il n’est pas
bon que l’homme soit seul, Je vais lui faire une aide contre lui. »
(Genèse 2,18)
Eve
est donc créée.
Les
commentateurs se sont interrogés sur le sens de la formule biblique paradoxale une aide contre
lui.
Eve
(et la Femme en général) sera-t-elle pour son
conjoint une aide ou une opposante ?
Rachi,
l’incontournable commentateur de la Torah, résout ainsi la contradiction : « Si l’homme est méritant, elle sera pour lui une aide,
mais s’il ne l’est pas, elle sera contre lui ».
Autrement
dit, rien n’est joué : l’homme aura la compagne qu’il mérite.
Mais
un grand maître hassidique, Rabbi Yossef Modékhaï Leiner (1814-1878 siècle,
auteur du Méi hachiloa’h, disciple du Rabbi de Kotzk) propose une toute autre
lecture.
Pour
lui, les deux termes une aide et contre lui doivent être lus ensemble : « le rôle de l’épouse, c’est d’aider son mari en lui
apportant la contradiction. Elle l’aide à progresser du fait même
qu’elle est contre-lui, comme Rabbi Yo’hanan et Rech Lakich« .
Ce
commentaire est très précieux. Bien sûr, un couple épanoui partage un même projet de
vie, un même idéal, etc.
Mais
il importe que la relation n’en soit pas pour autant trop fusionnelle et que la
vie commune ne gomme pas la singularité des deux êtres qui forment le couple.
C’est
parce que chacun des deux a une vision originale, un mode de pensée particulier
qu’il donne à l’autre l’occasion de progresser et de ne pas toujours tomber
dans la facilité.
On
aide aussi l’autre quand on est « contre lui ».
Vive la différence !
Quand
Adam nomme la compagne que le D.ieu vient de créer (Genèse 2,23), il la nomme Icha,
féminin de Ich,
l’homme.
Mais,
comme le remarque Rabbi Its’hak Arama (1420-1494, exégète espagnol), la forme
féminine de Ich ne consiste pas, comme pour les autres mots hébraïques, par le
simple ajout de la lettre hé à la fin du mot.
Par
exemple, le féminin de par (taureau) est para (vache).
Mais
exceptionnellement, dans le cas de Ich et Icha, la différence est plus marquée
(il n’y a plus de youd dans le mot Icha alors qu’il y en un dans Ich).
Car
pour
les animaux,
il n’y a entre mâle et femelle qu’une différence physiologique.
Chez les humains, la différence des sexes entraîne également une
différence fondamentale (et féconde) de vision du monde et de rapport à la vie.
La
femme est donc bien plus qu’une « hommesse ».
Les
commentateurs font d’ailleurs remarquer que le youd de l’un et le hé de l’autre
forment, si on les réunit, l’un des noms de D.ieu.
La
voie vers la transcendance naît donc, dans le couple, de la singularité de chacun.
La
langue hébraïque associe les notions de ressemblance et d’égalité aux notions
de vanité et de non-être.
Dans
le même esprit, le Talmud enseigne qu’un homme diffère
de son prochain par trois choses : sa voix,
son apparence et ses
idées.
Ce
à quoi le Rabbi de Kotzk (maître hassidique polonais, 1787-1858) ajoutait : « Puisqu’on
accepte les différences physiques de l’autre, pourquoi être choqué par ses
opinions singulières ? »
Rabbi
Samson Raphaël Hirsch (1808-1888, père de la néo-orthodoxie allemande) fait
remarquer qu’en hébreu, une même racine signifie à la fois identique, semblable
et inexistant (chavé signifiant « égal » et chav signifiant « vain ») : « de
manière surprenante, écrit-il (Cf. son commentaire sur Exode 20,7), la langue
hébraïque associe les notions de ressemblance et d’égalité aux notions de
vanité et de non-être (…) Le signe caractéristique fondamental d’une véritable
existence semble être la singularité, la particularité. Tout ce qui est réel
est exclusivement individuel« .
RĂŞves de paix
La
tradition juive fait donc l’éloge de la singularité. Poursuivons sur le même
thème.
Le
Talmud consacre de nombreuses pages Ă la question du rĂŞve et de son
interprétation (voir par exemple le chapitre neuf du traité Bérakhot).
Selon
un enseignement talmudique, « celui qui
rêve d’un fleuve ou d’une marmite peut espérer la paix » (traité Bérakhot,
p.56b).
Les
commentateurs se sont interrogés sur le lien symbolique pouvant exister entre un fleuve ou
une marmite et la notion de paix.
On
retrouve dans leur analyse l’idée évoquée plus haut : la paix et l’harmonie nécessitent la
clarification des rĂ´les et statuts de chacun, loin de toute confusion.
Le fleuve délimite clairement deux territoires, il crée une distance.
La
symbolique de la marmite est plus fine : le feu et l’eau se détruisent s’ils
sont en contact direct. En revanche, une marmite permet au feu et à l’eau
d’interagir.
Il
en va de mĂŞme dans les rapports humains (et dans un couple en particulier) :
paradoxalement, c’est la séparation (symbolisée par la marmite) qui
permet à chaque élément de jouer son rôle, tandis qu’une trop grande proximité
s’avère destructrice.
Si
l’on envisage l’action conjointe du feu et de l’eau pour cuire un met, on retrouve
la même complémentarité rendue possible par la distance imposée par les parois
de la marmite : en contact direct, le feu brûle la nourriture et l’eau la gâte.
Mais par la médiation de la marmite, l’eau et le feu joignent leurs facultés
pour cuire le met. Autrement dit, quand chacun garde ses distances pour
préserver sa singularité, sa collaboration avec les autres n’en est que plus
appréciable.
Hatan
et Kala !
Un
couple doit donc trouver le juste équilibre entre le partage d’un même destin
(le vivre ensemble) d’une part et le respect de la singularité de chacun
d’autre part.
Cette
idée est transmise aux nouveaux époux dès le jour de leur mariage, lors des
sept bénédictions nuptiales qui sont récitées durant la cérémonie (et durant la
semaine de noces).
En
effet, les deux dernières bénédictions se ressemblent beaucoup, mais avec une
petite nuance.
Dans
l’avant dernière, on dit : « Béni sois-Tu, D.ieu, qui réjouit le marié (Hatan)
et la mariée (Kala) ».
Dans
la dernière, en revanche, on dit : « Béni sois-Tu, D.ieu, qui réjouit le marié
avec la mariée ».
On
passe donc du « et
» au « avec
».
Ce
qui suggère la réflexion suivante : ne peuvent vivre ensemble (avec) que deux
êtres qui acceptent que, fondamentalement, ils sont différents, originaux et singuliers
(il y a d’abord l’un « et » l’autre, et seulement après l’un « avec » l’autre).
Pour conclure sur la même idée, rappelons qu’en hébreu « contracter une
alliance » se dit littéralement « trancher une alliance » (likhrot
bérit, voir par exemple Genèse 15,18 ou 21,27).
Paradoxalement,
c’est un terme qui renvoie à la notion de séparation qui est utilisé pour signifier l’union. Car
l’alliance ne doit pas gommer les singularités, mais lier deux individus qui
conservent, au-delà du pacte, leurs spécificités.
Comme
le dit le Rav Léon Askénazi (rabbin et intellectuel français, surnommé Manitou,
1922-1996) : « l’alliance telle que l’Hébreu la conçoit, sépare les
contractants comme étant des personnes distinctes, beaucoup plus qu’elle ne les
relie« .
La
création d’Eve en tant qu’aide contre Adam, selon l’expression paradoxale du
verset biblique, vient nous rappeler que dans un couple comme dans toute
relation humaine, chacun doit conserver et cultiver sa différence,
ce qui ne fait qu’enrichir la relation et contribuer à l’épanouissement et à la
réalisation de chacun.
Rav
Hirsch, qui s’interroge sur la signification du fait que les deux boucs doivent
se ressembler, nous explique que ceci vient nous apprendre qu’au départ, il
n’est possible de distinguer entre la voie positive, qui mène vers la maison de
l’Eternel, et celle qui conduit à la perte.
Pour
qui n’est pas doué d’un sens moral développé, elles sont totalement semblables
– mais qui peut en rĂ©alitĂ© dĂ©crĂ©ter que telle ou telle entreprise conduira Ă
coup sûr à des résultats positifs ?
Combien
de fois n’a-t-on pas vu pas que la direction prise, considérée de l’avis
général comme étant prometteuse, conduisit à des catastrophes – et ce, même
dans les plus hautes périodes de l’histoire de notre peuple ?
C’est
le message que la Torah vient nous apporter : en ce jour de jugement et de
pardon, Ă nous de prendre conscience du fait que nous avons toujours deux voies
devant nous, lesquelles nous semblent être aussi valables l’une que
l’autre, mais qu’il faut conserver en toute circonstance l’esprit ouvert, de peur
que finalement nous nous laissions entraîner dans les pires des aventures.
Rabbi
Emmanuel Rodriguez
Source : https://el-bethel.fr