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Bien des années plus tôt, les onze
fils Jacob avaient vendu leur frère Joseph comme esclave, pour se débarrasser
de lui, par jalousie.
Or il se trouve qu’une famine
persistante les poussa un jour à se rendre en Égypte pour acheter de quoi
survivre. LĂ , Joseph est devenu le gouverneur des biens de Pharaon,
administrateur de toute l’Égypte.
En voyant ses frères, Joseph les
reconnut; mais faisant comme s’il était un étranger pour eux, il leur parla
rudement et leur dit: «D’où venez-vous ?» Ils répondirent: « Nous venons du pays de Canaan pour acheter des
vivres. »
Joseph ne se fit pas connaître et les
accusa durement: «Vous êtes des
espions!» Dénégations
des visiteurs désespérés : «Non, mon seigneur,
nous sommes venus pour acheter des vivres;nous sommes de braves
gens! »
DĂ©cidĂ©ment, la mĂ©moire des hommes est Ă©trangement superficielle. Elle erre Ă
l’extérieur de leur vie et y recueille pas mal de motifs de satisfaction. Aussi
loin que porte notre regard d’homme, s’étend la plaine de notre honnêteté, la
paisible surface de notre bonne conduite. Nous sommes de braves
gens! Mais
oui; seulement, qu’est-ce qui dort au fond de l’eau ? Qu’est-ce qu’il y a
d’enseveli dans le sous-sol de notre existence ? Qu’est-ce qu’il y a là -bas,
très loin, hors de la portée des mémoires humaines et des regards humains ?
Ruben, Siméon, Juda, Lévi, vous ne vous souvenez pas ? Non. C’est dommage. Il
le faudrait pourtant. Cela est indispensable. Sinon, que puis-je faire pour
vous ? C’est pourquoi je vais vous mettre en prison. J’aurais bien voulu vous
épargner cette épreuve; mais puisqu’il n’est pas d’autre moyen…
.
Le processus de
repentance
Alors Joseph fait enfermer ses frères,
sous le faux prétexte de l’espionnage, et sans leur dire la vraie raison. Car
il faut que leur mémoire, d’elle-même, se réveille dans l’épreuve. Il faut que«ces braves gens» descendent un peu au fond d’eux-mêmes.
Les voilà donc en prison. Ce qu’ils
attendaient de pire, à savoir qu’on leur refuse du blé, n’était rien à côté de
ce qui leur arrive. Tout tourne au plus mal. On imagine le désarroi de «ces braves gens», le même que le nôtre devant la guerre
: «Nous n’avions pas besoin de cela encore,
comme si la vie n’était pas déjà assez dure. Nous voici privés de la liberté
comme des criminels, accusés injustement, exposés à la mort. Ah ! nous n’avions
pas mérité cela ! Le seigneur de ce pays est d’une injustice révoltante. Nous
ne sommes pas des espions. Nous sommes d’honnêtes gens !»
Et ils ont raison. Ils ne sont pas des
espions; et Ă tout autre point de vue que celui du seigneur de ce pays, ils
sont en effet «de braves gens». J’imagine que leur première journée en
prison s’est passée à ruminer sur l’injustice du gouverneur qui les avait
châtiés, et à penser que si Dieu existait, il ne permettrait pas de pareilles
choses. La seconde journée, leur indignation étant quelque peu tombée, un cri,
peut-être, a retenti tout au fond d’eux-mêmes, une voix infiniment lointaine,
complètement oubliée et pourtant si connue : La voix du sang de ton
frère…- Quoi ? – Dites, braves gens,
vous n’aviez pas un frère autrefois ? – Ah ! cette vieille
histoire, mais ça ne compte plus, qu’est-ce que tu vas chercher là ? C’est
oublié depuis longtemps. S’il fallait s’embarrasser toute sa vie de cette
affaire !
.
La mémoire de la
conscience
N’empêche que le coup est porté et
qu’avec une rapidité fantastique : la vieille affaire du fils bien-aimé de leur
père, dont ils s’étaient débarrassés, est remontée du fin fond de l’histoire
pour envahir leur conscience et devenir lĂ , dans cette prison (lĂ , dans ce
temple), des dizaines d’années plus tard, (des centaines d’années plus tard),
la brûlante, la terrible actualité de leur vie.
Et alors, quand après trois jours
Joseph les fait sortir de prison, ils ne disent plus : «Nous sommes de braves gens». Mais, ô miracle! ils disent tout autre chose: « Vraiment, nous sommes punis à cause de
notre frère. Car nous avons vu l’angoisse de son âme quand il nous demandait
grâce, et nous ne l’avons point écouté ! Voilà pourquoi ce malheur nous est
arrivé! Voici que son sang nous est redemandé. »
Ainsi l’épreuve n’a pas été vaine. Ils
se souviennent enfin. Cela a été dur, mais c’est fait, la repentance est
déclenchée. Il a suffi de trois jours de prison pour rafraîchir la mémoire de
ces hommes. (Et à nous, combien en faudra-t-il, hélas ? Mon Dieu, faudra-t-il
trois ans de guerre pour que nous nous rappelions ce que nous avons fait de ton
fils bien-aimé, et que tu puisses de nouveau nous montrer le visage de ta
miséricorde ?)
.
Un aspect de
l’amour de Dieu
En voyant la détresse de ses frères,
Joseph «s’éloigna d’eux pour
pleurer». Bien plus
qu’à ses frères, Joseph doit se faire violence à lui-même pour se montrer
impitoyable et ne pas se faire reconnaître. C’est pour lui-même une épreuve
qu’on ne saurait imaginer : être obligé de paraître méchant, de paraître
injuste, pour obliger ses frères à se repentir, à reconnaître leur méchanceté
et leur injustice. (N’est-ce pas lĂ ce Ă quoi Dieu est sans cesse obligĂ© Ă
notre égard, n’est-ce pas là tout le mystère de la souffrance qui se prolonge
et de Dieu qui nous«cache sa face dans le déchaînement de sa colère » ?) Joseph s’éloigna d’eux pour
pleurer. «Ce n’est pas
volontiers que le Seigneur afflige les enfants des hommes », dit Jérémie (Lamentations 3. 33).
Oh ! non, ce n’est pas volontiers que
Joseph emprisonne ses frères. (Dieu souffre plus encore que nous de l’épreuve qu’il
nous envoie.) Il ne voudrait qu’une chose, pouvoir leur pardonner, pouvoir
tourner sa face vers eux, la face de sa miséricorde, les embrasser tous et
pleurer de joie. Mais il ne le peut pas encore. Non, il ne le peut pas tant que
les hommes ne se souviennent pas, tant qu’ils vivent à la surface de leur vie,
tant qu’ils dorment du sommeil «des braves gens».
Si Joseph se révélait trop vite et
montrait trop tôt sa miséricorde, ses frères ne la comprendraient pas, et ce
serait pis que tout, car la miséricorde, c’est le dernier mot de Dieu. Si elle
est gaspillée, si elle n’est pas comprise dans toute son étendue, il n’y a plus
d’espoir. C’est ainsi que, comme la bonté de Dieu à notre égard, la bonté de
Joseph est prisonnière de l’inconscience de ses frères et qu’elle ne peut pas
se révéler encore, bien qu’au travers de l’épreuve cette révélation s’achemine,
et que toute cette dureté de Joseph ne soit là que pour donner toute sa mesure
à sa douceur. Rien ne peut nous faire mieux comprendre le rapport entre la colère
de Dieu et sa grâce, entre Vendredi-Saint et Pâques. Dieu est tout amour. Dieu
ne veut que pardonner. Toute sa grâce nous est promise. Il attend seulement que
nous puissions la reconnaître, que nous laissions notre propre justice : «Jusques à quand seront-ils incapables de recevoir
leur pardon ?» – demande Osée (8. 5). – Jusques à quand diront-ils
: «nous sommes de braves gens» ? Jusques à quand ignoreront-ils la grande
révolte que je veux leur pardonner? »
Ainsi la colère de Dieu, comme celle
de Joseph, est au service de son amour. Elle ne fait que préparer le chemin de
sa grâce. La nuit de Vendredi-Saint ne fait que préparer le jour de Pâques.
Toute notre détresse n’est qu’une préparation dure et longue du grand jour de
la manifestation de la puissance et de la bonté de Dieu.
.
Une dernière étape
Mais la préparation n’est pas
terminée. Ce n’est pas encore assez. Les frères de Joseph ne sont pas encore
prêts à recevoir toute la miséricorde du Seigneur. Ils se sont souvenus de leur
crime. Ils se sont souvenus de cette journée de Vendredi-Saint qui dormait au
fond de leur mémoire. Mais il faut que ce souvenir les travaille davantage. Ils
ne sont pas descendus au fond de leur détresse. Ils n’ont pas mesuré toute
l’étendue de leur envie, de leur amour-propre, de leur inconscience. C’est
pourquoi Joseph ne se révèle pas encore à eux. Il ne leur montre pas ses
larmes, mais il continue Ă dissimuler; il continue Ă ne pas exister pour ses
frères. Il reste encore un peu de temps, ce que ses frères ont voulu faire de
lui.
Il faut que ces hommes, qui ont
supprimé leur Seigneur et leur frère, aient ce qu’ils ont voulu et qu’ils en
goûtent l’amertume. Alors Dieu fait le mort. Il fait le mort que nous avons
fait de Lui. C’est là tout notre malheur. Et c’est plus amer qu’on ne peut le
dire. Il laisse aller les choses comme s’il n’existait pas, comme s’il ne nous
aimait pas, puisque nous n’avons pas voulu qu’il existe parmi nous, et pour que
nous voyions bien comme il fait bon là où il n’existe pas. « Voici l’homme aux songes qui arrive! Venez,
tuons-le et jetons-le dans une citerne »… «Crucifie! ôte-le! ôte-le!» La graine a porté son fruit. Nous
vivons dans le monde dont le Seigneur a été ôté, et Dieu reste pour quelque
temps encore celui que nous avons ôté. C’est là notre châtiment. Qui donc
oserait s’en plaindre ? N’est-ce pas ce que nous avons voulu ? Faire nos
petites affaires sans lui. Eh bien! les choses iront encore un certain temps
sans lui, du moins sans que nous sachions qui il est.
Les frères de Joseph remontent donc
vers Israël en Canaan avec des vivres et la vie reprend son cours. C’est comme
une trêve, une nouvelle période de paix pour réfléchir. Mais comme la famine
continue, il faut redescendre en Egypte avec Benjamin, cette fois, et affronter
à nouveau l’effrayant gouverneur.
.
Le vrai fruit de
la repentance
Cette fois l’épreuve sera plus dure
encore, et l’injustice de Joseph plus manifeste, et plus grande la violence
qu’il devra se faire. De nouveau, il devra dissimuler ses larmes. (Nous ne
savons pas ce qu’il en coûte à Dieu de rester dur avec nous.) Enfin, après
avoir fait disparaître les traces de son émotion, Joseph fait cacher sa coupe
dans le sac de Benjamin, puis il l’inculpe de vol, et le retient comme esclave.
C’est la dernière démarche de sa colère. C’est aussi le dernier pas pour ses
frères dans la repentance. Joseph est encore mort pour eux, mais sa mort va
porter son fruit, elle va ôter vraiment leur péché, elle va tout réparer dans
leur coeur. Car voici que Juda s’approche, celui-là même qui avait proposé de
vendre Joseph aux Arabes, et qu’il dit: « Maintenant donc, je
te prie, que moi, ton serviteur, je puisse rester l’esclave de mon seigneur Ă
la place du jeune homme, et que ce dernier puisse remonter avec ses frères.
Comment, en effet, pourrais-je retourner chez mon père, si l’enfant n’est pas
avec moi ? Non, je ne saurais voir la douleur dont mon père serait accablé. »
Que la voie du Seigneur est donc
merveilleuse!
Comme sa mort a tout accompli! Comme
elle a porté en nous le dernier fruit d’une vraie repentance ! Cet homme qui
avait livré son frère et déchiré le coeur de son père, non seulement voit tout
le mal qu’il a fait et toute la douleur qu’il a causée, mais il est prêt à se
livrer lui-même à la place de Benjamin. Vous voyez que la dernière étape est
franchie. Où sont la jalousie, la convoitise, l’amour-propre qui dévoraient le
coeur de ces hommes ? L’épreuve que Joseph leur a imposée a tout balayé. Les
enfants d’Israël touchent le fond de la détresse humaine devant ce seigneur
qu’ils ne reconnaissent pas encore. Où est le temps où ils disaient: «Nous
sommes de braves gens ?»
Ce temps-là n’est-il pas révolu,
enterré dans la citerne où ils ont jeté leur frère autrefois, enseveli dans le
tombeau de Joseph d’Arimathée ? Leur honnêteté, leur bonne conscience, comme aussi
leur méchanceté, c’est cela qui est devenu de la vieille histoire. Enfin, les
voilà prêts à recevoir leur pardon. Leur coeur est brisé. Leur coeur est
changé. Ils sont à bout. Tout est accompli. L’heure de la Révélation approche.
.
Le dénouement
Car Joseph lui aussi est Ă bout. Il ne
peut plus se contenir. Dans le même temps où ses frères touchent le fond de la
repentance, il touche, lui, le fond de sa dureté. Il est libre, libre enfin de
se faire connaître, libre de déployer à jamais sa miséricorde : « Je t’ai caché ma face un moment dans le
déchaînement de ma colère, mais dans ma miséricorde éternelle j’ai eu
compassion de toi » (Esaïe
55). L’heure de Pâques approche. L’heure incomparable de la reconnaissance, où
celui que nous avions livré apparaît comme le Dieu vivant, le Dieu d’amour, le
Vainqueur éternel. Elle approche, cette heure, au moment le plus désespéré, le
plus noir, dans une situation sans issue, alors qu’il semble bien qu’à tout
jamais notre péché est sur nous et que notre Seigneur est bien mort. L’heure
approche, que toutes les créatures attendent sans le savoir, et dont toutes les
armées célestes se réjouissent, où Dieu tournera sa face vers nous, et se fera
reconnaître et remplira tout de sa miséricorde.
«Joseph s’écrie: «Faites sortir tout
le monde! Il ne resta donc personne avec lui quand il se fit reconnaître à ses
frères. »
La rencontre avec le Dieu vivant est
secrète. Le Ressuscité ne se montre pas en public, mais à ses frères seulement.
Il est là , devant ces hommes effondrés. Ce sont les dernières minutes de
l’ancien monde, du grand cauchemar, les derniers instants de la mort du
Seigneur, du grand silence et de la servitude d’Egypte; c’est la nuit de la
Pâque la dernière heure avant que la pierre soit roulée. Les hommes ne se doutent
de rien, ne s’attendent à rien. Comment ses frères devineraient-ils qu’ils sont
devant Joseph ? Comment les apôtres songeraient-ils que tout n’est pas fini ?
Comment pourrions-nous imaginer qu’il y aura jamais autre chose sur la terre
que l’envie, le désespoir et la mort ? Rien ne précède le jour dans cette nuit
totale. Mais tout à coup, le jour est là . Tout à coup, l’heure est venue et
toutes les cloches de l’éternité retentissent pour annoncer l’éternelle Pâque,
la Révélation du Dieu vivant, cette Parole qui vient d’être dite et qui change
tout, absolument tout d’un instant à l’autre: «Je suis Joseph!»
Celui que nous avons mis Ă mort est le
vainqueur de la mort, le Tout-Puissant. Nous avons vu le Seigneur ! Le Seigneur
est vraiment ressuscité. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent.
Consternation et joie. Pleurs de joie, parce que c’est Pâques, parce que Dieu
nous a montré son vrai visage et que nous l’avons reconnu; parce qu’il n’est
que bonté et amour, et que tout ce qu’Il fait dans sa colère n’est que pour
nous permettre de comprendre toute cette bonté et tout cet amour. Amen. .
PRIERE
"Mon Dieu, jusques Ă quand les hommes
diront-ils «Nous sommes de braves
gens, nous n’avons fait de mal Ă personne, nous n’avons pas fait de mal Ă
JĂ©sus-Christ, ni fait souffrir notre Père ?»Seigneur, jusques Ă
quand leur bonne conscience t’empêchera-t-elle de tourner vers eux la face de
ta miséricorde ? Jusques à quand serons-nous incapables de recevoir notre
pardon et de te reconnaître ? Jusques à quand t’obligerons-nous à faire comme
si tu Ă©tais un Ă©tranger pour nous ?
0 Jésus-Christ, notre Frère, Toi qui
règnes au-dessus de toute souveraineté et de tout nom qui puisse être nommé,
fais qu’en attendant le jour où tu ne pourras plus te contenir et où tu
paraîtras dans la gloire, ta mort nous garde dans l’humilité et dans
l’espérance de ta grâce, et que l’épreuve du temps présent (la misère, la
prison, la guerre et l’exil) serve à mieux ensevelir notre coeur rancunier,
notre vie perdue, dans la citerne où nous t’avons jeté. Qu’il n’y ait plus en
nous que cette compassion que nous attendons de Toi. Amen."
D’après :
http://www.regard.eu.org/Livres.2/Ton.Dieu.regne/14.php
Source : www.lesarment.com
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